samedi 28 mars 2015

Léa

Georges ne pouvait se permettre de manquer l’avant-première parisienne du Journal d’une femme de chambre. Quand il informa Jacqueline, son épouse, de son intention de s’y rendre, elle le regarda d’un œil noir, avant de s’enquérir de ses motivations réelles, et finit franchement par lui faire une scène. De ménage. C’est un comble ! Georges connaissait trop bien Jacqueline pour ne pas s’attendre à sa réaction et n’eut aucun mal à balayer ses arguments, qu’elle formulait pourtant à la pelle.
« Tu y vas pour te rincer l’œil, hein ! Avoue ! » Elle lui passa un savon.
« Mais ma mie, voyons, l’avant-première est une occasion unique d’assister à une interview du réalisateur et des acteurs, d’en savoir plus sur le film, le tournage, etc. Pour un cinéphile de ma trempe…
— C’est ça, fais-toi mousser ! »

Jacqueline n’était pas dupe. Elle savait bien que la condition ciné qua none de cette sortie, c’était Léa. Léa, c’est la fille du patron de Georges. Elle, elle n’en a aucune idée bien sûr qu’elle est la fille du patron de Georges. Georges trouve que c’est dommage. Il a beau s’échiner au boulot, se décarcasser au bureau, demander des nouvelles, tendre des perches, et pas seulement, l’idée de présenter Georges à sa fille n’a jamais traversé l’esprit du boss. C’est dommage. Georges est persuadé qu’ils s’entendraient bien, lui et elle. Semblerait que le dernier Paris Match lui ait échappé.

Quand Georges et Jacqueline pénétrèrent en salle B du MK2 Bibliothèque, elle était quasiment pleine (la salle). Georges s’avança pour constater qu’il restait des places devant sur le côté droit, depuis lesquelles on profiterait de l’actrice mais pas du film. Il hésita longuement, debout dans l’allée, en s’foutant pas mal des regards obliques, et céda à la raison comme souvent ; Georges et Jacqueline prirent place à l’avant-dernier rang, dans l’axe.

L’attente fut longue. Les cadrans des montres ô combien scrutés. Rien.

Toujours rien. « Déjà vingt minutes de retard » dit Jacqueline à l’oreille de Georges. Il fit mine de s’en moquer. Georges et les autres s’étaient résignés à poireauter sans broncher. Quand soudain, dans le dos de Georges, à l’extérieur de la salle, l’air crépite : « Léa ! Léa ! Léa ! Ici ! Léa ! Léa ! Par ici ! Léa ! ». C’est curieux comme au moment de pardonner aux idoles, on ne se souvient même plus de leurs torts, pensa Georges. Georges imagina les flashs flasher et Seydoux céder un instant au plaisir de leur compagnie flatteuse. Un paquet de gens entra dans la salle, par les portes du fond, aussi discrètement que possible pour ne pas perturber le journaliste qui pondait sur scène un laïus structuré pour souhaiter la bienvenue au public. Ce tas de gens qui venaient d’entrer la précédaient. Dans son siège, Georges était maintenant complètement retourné. Ce tas de gens moches lui bouchait la vue. Ils ne s’éparpillèrent que très peu, Georges faisait mille efforts pour tenter de percer leur viande du regard lorsque le laïus du journaliste ne lui parvint plus. Il n’y eut plus dans l’air aucun son. Le temps non plus ne passait plus. Elle le regardait. Fixement.

© BESTIMAGE

Elle le regardait. Fixement. Il la trouva mieux que belle, et le regard qu’elle fixait sur lui, lui donna comme la conscience de son charme à lui. Il se détourna. Il se demande encore pourquoi il se détourna. Pourtant il la voyait toujours. Ses lèvres rouge vif lui avaient fait forte impression. Il se retourna de nouveau pour capter son regard, ce Graal. C’était trop tard. Léa était redevenue cette star, concentrée sur sa descente des marches molles.

Benoît Jacquot réalisa qu’il avait un micro et en profita pour s’adresser à l’actrice en des termes qui plurent beaucoup à Georges : « J’ai fait ce film pour elle, avec elle et grâce à elle ». Les mauvaises langues firent remarquer que Jacquot radotait, forcément.

Léa, qui un instant auparavant se dandinait au bas des marches au sommet de ses hauts escarpins pimpants, fut touchée par l’attention du réalisateur, à s’en figer. Elle bafouilla quelques remerciements charmants à peine audibles, et quand on lui dit qu’il fallait parler plus fort, rapprocher le micro, que sais-je, elle balança un énorme « allô » bien à la mode qui fit rire la salle. Les aléas du direct, quoi ! Léa, pas n’importe laquelle hein, celle qui fait les unes comme pas deux, la Léa qu’est sur tous les fronts et dans toutes les têtes, ne continua guère plus fort, nous souhaitant deux ou trois fois une « belle projection ». Elle nous assura séance tenante avoir mis « tout son cœur » dans ce film et espérait qu’il nous plairait. Ce sera tout. Georges et Jacqueline applaudirent. Benoît Jacquot fit ses adieux à l’arène.

A l’issue du film, Georges repensa à la phrase de l’oncle Benoît et trouva qu’il avait raison.

Le lendemain, Georges lut sur internet que la James Bond Girl trop canon avait dégainé la veille un beauty look à la fois glamour et rétro, qu’elle avait opté pour une élégante robe bleu nuit Miu Miu à coutures apparentes, une paire d’escarpins carmins Prada, un fard à paupières glossy cuivré légèrement pailleté, bref un make-up aux couleurs chaudes afin de booster son look sombre, etc. Georges n’avait pas vu cette Léa-là.

« L’amour est aveugle ! » lui dit Jacqueline en riant. Ils s’embrassèrent.

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