jeudi 12 février 2015

Le branché, cet être déconnecté

Auguste, ou appelez-le Gusto, est arrivé essoufflé en fixie au vernissage de Louis. Les deux jeunes gens sont amis et aiment le montrer de manière extravagante et raffinée. Du coup ils se font virilement la bise de barbe à barbe. 

Leur amitié vit le jour quand l'idée vint à Louis de prendre en photo (avec son iPhone 6 Plus car il avait oublié son polaroid) une bouche à égouts des Pentes de la Croix Rousse. 
Une fois saisi l'instant, Louis se souvint que sa pote graphiste Leïa lui avait filé 'toshop pour retoucher les photos de ses vacances à Berlin. Le jeune esthète voulait leur donner un effet underground avant de les glisser dans son album Facebook intitulé "BERLIN CALLING" (sur les social medias, Louis écrit toujours en lettres capitales, "parce que la typo en majuscule est plus épurée" et parce que ça lui confère un genre nonchalant, détaché mais unique et calculé). 
Bref, Leïa lui avait cracké 'toshop et Louis avait ouï dire que le montage-collage graphique de type seapunk était redevenu hype, après avoir lu le dernier article de Konbini (il n'allait pas non plus se casser une clavicule à faire du vrai collage avec du papier et des matériaux solides comme Matisse et en faisant une MANAA, quand même, sachez que derrière la moustache post-pubère en forme de guidon de Louis se cache un doux branleur). 
Ainsi à l'aide de son logiciel de PAO fraichement cracké, il ajouta un filtre en incrustation sur sa photo de bouche à égouts des Pentes de la Croix Rousse, laissant évaporer une ambiance un peu rosée ("atmosphérique comme la dernière couv' de l'EP de Rodhad sorti en édition limitée chez Mitte Musik. Tu connais pas Rodhad ? Mais si, Rodhad enfin !" comme il aime le dire) mais tranchée par un immense triangle noir balancé sur le tout de manière barbare, lequel donnait à la photo un genre "dark et pur à la fois, sombre et caverneux mais limpide, tu sais". 
"Ce triangle ressemble à un V !" Louis se saisit rapidement de l'occasion et écrit HEAVEN à l'aide de ce triangle-V. Effet garanti, "c'est vraiment artistique Louis" lui concède Marylou, sa copine blogueuse mode. Une photo de Jacques Chirac en arrière-plan et le tour est joué. 
Fier, Louis se créé dans la foulée une page Instagram "LOUIS'ARTWORK" et s'auto-proclame artiste plasticien. Gusto avait tout de suite liké l'oeuvre. Et les deux bonshommes se lièrent solidement d'amitié virtuelle puis physique au bord d'un verre de cette bière brune de Brooklyn que l'on ne sert qu'au Redwood. 

Encouragé, Louis s'acheta un Canon reflex réglé sur mode automatique et pondit dix autres bouses graphiques et fades. Et son ami Gino, patron d'un bar sans gluten bio et végétalien spécialisé dans le cocktail à base de sucre de betterave lui permit d'entrevoir la gloire : "et si je t'organisais un vernissage ma caille ?".

Ainsi, c'est un Gusto transpirant et grattant sous sa barbe qui tapait la bise à Louis lors du grand soir. "Pfff, mon fixie est chaud à piloter, je suis obligé de rouler à 5km/h dessus sinon je tombe, quoi" souffle Gusto en peinant à descendre de son vélo, le jean ultra-slim Urban Outfitters acheté à Montréal n'aidant pas à la tâche. "Ouais mais la géométrie de ton cadre est absolument dépouillée, l'objet coule tout seul, il est magnifique, comme si Stark avait fait l'amour à l'épuration, tu vois ?" rétorque Louis. "C'est vrai" conclue Gusto en s'allumant une Gauloise.

Une musique minimaliste répétitive et chiante tabassait les murs en vieilles pierres du bar de Gino. "C'est un pote de Detroit qui fait ce son, c'est cher quali" balance Louis à Gusto. "Tellement" répondit vaguement Gusto en étant davantage occupé à chercher du regard les plus belles filles à bonnet Carrhart de l'assemblée. 
La douzaine d'hipsters et de normcores entassés autour de bols de cacahuètes se délectaient à inventer une histoire et un background aux croutes de Louis. "Je pense qu'il dénonce l'hypersexualisation de la femme avec cette photo d'Arlette Chabot, regarde quoi, la rage qui transparait de ce triangle en explosion" osa même Valentine, étudiante en marketing et un peu éméchée par sa bière Tsing Tao. 
Tous se parlaient beaucoup sans s'écouter. Chacun essayait de paraitre le plus brillant, le moins mainstream. Avoir vu un film coréen que personne d'autre n'avait vu était une victoire exclusive, et se vanter seul de la profondeur du scénario était une jouissance. Les filles à bonnet Carrhart s'instagramaient à outrance. Ce vernissage était un sommet de l'ego, un G8 de la course au like.

Après une soirée entière à ruminer des thèses hasardeuses sur l'art et à parler de la dernière paire de running Nike ou de l'effondrement de la carrière de Johnny Depp, la soirée prit fin. À minuit, tout le monde se pressa pour prendre le dernier métro en se saluant avec esbroufe. Louis et Gusto se firent la bise en se promettant de bruncher au resto arménien le lendemain matin. 

Ils étaient tous contents de s'être fait chier. 

C'était donc ça "être branché" : se complaire dans l'ennui et dans une vaine et laide recherche de sophistication.


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